lundi 18 février 2008

Frère Tariq

Après un débat télévisé, qu’il soit entre candidats à des élections ou entre intellectuels, il est coutumier en France qu’une armada de journalistes et analystes viennent décortiquer l’événement pour mieux l’expliquer aux imbéciles de téléspectateurs que nous sommes. Ils contextualisent, ils font des effets de zoom sur certains passages, négligent certains autres de sorte à uniformiser l’opinion que les gens se font de l’échange, qu’ils ont pourtant vu de leurs propres yeux, ou tout au moins à limiter leur champ d’interprétation. Parce que livrer le débat tel quel est dangereux pour nos cerveaux mous et mal construits. Ca a été le cas après le débat Royal/Sarkozy, ou comme par miracle, il semble que le président actuel ait gagné l’échange, mais il en a aussi été ainsi après l’échange entre Tariq Ramadan et le même Sarkozy sur les questions d’immigration et de religion.

Le passage unanimement récriminé par les médias Français, et par conséquent par une écrasante majorité des gens avec lesquels j’ai eu le malheur de discuter du sujet, c’est la proposition de Tariq Ramadan d’un moratoire sur la lapidation en Arabie Saoudite (ici). Ladite proposition s’était transformée en «Tariq Ramadan est pour la lapidation des femmes». Point. Le malheureux a bien expliqué que la notion de lapidation des femmes est une notion chrétienne, qu’en Islam il s’agit de lapidation tout court, que sa proposition est pédagogique puisque jusqu’à nouvel ordre, l’Arabie n’est pas encore un département Français, et que les lois appliquées ne peuvent pas être décrétée de Paris (ici), mais rien n’y fait. Ses affirmations qu’il était absolument contre la lapidation n’y ont rien fait non plus. En revanche, quand Jacques Chirac se prononce pour un moratoire sur la peine de mort en Chine, la proposition passe comme une lettre à la poste, elle est même applaudie. La malhonnêteté intellectuelle avec laquelle ce personnage est médiatiquement traité dépasse l’entendement.

Cela va encore plus loin puisque sa notoriété médiatique est désormais mise à prix. La maison d’édition Flammarion refusa un livre qu’elle a pourtant commandé sur Ramadan car il ne le discrédite pas (ici). Madame Fourest a commis un livre à charge où, après avoir étudié des milliers de discours de Ramadan, elle en est arrivée à conclure qu’il s’agit là d’un héritier des Frères Musulmans et qu’il use d’un double langage, selon qu’il parle aux musulmans ou aux occidentaux. La preuve? Et bien, Tariq Ramadan cite Qardaoui dans un ou plusieurs de ses livres, alors que ce même Qardaoui explique dans ses prêches la manière avec laquelle il faut battre sa femme (ici). La pertinence de l'argument m'échappe un peu, peut-être qu'il y en a qui ont compris. Mohamed Sifaoui a également pondu un documentaire fortement subjectif sur les intentions de Tariq Ramadan (ici).

En revanche, le tapis rouge est déployé pour les «bons» musulmans. Qui sont ces gens exceptionnelles? Et bien il s’agit de musulmans, inaudible auprès des pays musulmans (c’est quand même ennuyeux), qui disent aux occidentaux ce qu’ils veulent entendre, en s’arrêtant aux déclarations de principe. Ils sont pour la laïcité, pour la démocratie, contre l’extrémisme religieux, pour la parité hommes-femmes et contre les discriminations raciales et religieuses et la xénophobie. Tel est le vade-mecum de tout musulman «éclairé», tout un chacun – moi-même d’ailleurs - se retrouve aisément dans ces déclarations d’intention qui sentent bon l’humanisme et la modernité. Sauf que malheureusement, cette somme de principes, seule, ne vaut pas grand-chose quand on veut en débattre sérieusement.

Lors de l’excellente émission de Frédéric Taddei (ici), nous avons assisté à un débat entre Tariq Ramadan et notre compatriote binational Abdelwaheb Meddeb. A priori, les jeux étaient faits. D’un côté, un intellectuel éclairé, de l’autre la bête noire des médias, le héraut du double discours, le petit-fils du fondateur des frères musulmans, le prédicateur aux dérapages multiples. Ce que nous avons découvert dans ce débat, c’est que la personne dénuée d’éthique du débat, la personne qui interrompait son interlocuteur, la personne qui était incapable de développer un discours cohérent n’était pas celle qui nous était désignée. La laïcité prime sur la démocratie, les millions de victimes humaines de l’administration américaine sont des dégâts collatéraux dans la guerre saine contre le terrorisme. Voilà le discours de monsieur Meddeb, du brouillon, de l’incohérent, de l’aberrant.

Tariq Ramadan en revanche est sorti – trop grandi de ce débat, puisqu’il a eu le loisir de faire une démonstration de sa culture, de sa précision et de son tact. Il n’en reste pas moins qu’à son argumentation, il manque un maillon essentiel. En effet, les positions prises par monsieur Ramadan tirent leurs légitimité en grande partie qu’on a là un intellectuel supposément crédible pour les deux bords: les occidentaux d’un coté puisqu’il use des mêmes boites à outils linguistiques et intellectuelles qu'eux, et les musulmans de l’autre coté, puisqu’il est islamologue et partage les mêmes référentiels idéologiques qu’eux. L’argument choc utilisé par Tariq Ramadan est qu’il est audible auprès des musulmans. Le problème, c’est que rien n’est moins sûr. Son discours est certes plus susceptible de parler aux musulmans, mais qui connait réellement monsieur Ramadan chez nous? Le voit-on par exemple mettre la main dans le cambouis des débats de coqs sur nos 300 chaînes satellitaires panarabes? Tirer sa légitimité d’être plus réaliste et plus proche de la rue bouillante moyen-orientale, et ne pas y être connu ni écouté est, et c’est le moins qu’on puisse dire, un vrai handicap.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Cette émission est passé depuis près d'1 mois et cela à été discuté sur le blog d'errance qui est un inconditionnel de l'émission ce soir ou jamais .

Pour voir tarek ramadan plus souvent c'est sur la tsr(tv suisse) mais cela devient rare personne n'est assez suicidaire pour débattre avec lui.C'est tellement plus facile d'écrire un livre pour le plomber, ça passe mieux .
Ce mec là est un gar simple, je l'ai croisé à orly, y a 4 ans et j'ai pas osé l'importuner, surtout qu'il risque beaucoup d'être agressé comme d'autres l'ont été .

M.o.u.l.i.n a dit…

Oui, pote, j'ai également regardé l'émission en direct, j'avais rédigé des bribes de commentaires mais j'avais renoncé à en parler le lendemain, à chaud.

J'ai vu Ramadan dans deux vidéos sur la télé suisse, et le traitement qu'on y lui réserve est autre. Son traitement en Angleterre est aussi autre, puisqu'il a été par exemple conseiller de Blair sur les questions religieuses.

Concernant son tempérament, il est un niveau d'intelligence au-delà duquel on ne peut qu'être humble. Les vaniteux sont en deçà de ce seuil.

Takkou a dit…

@ MOULIN : bel article. Je voulais tout simplement ajouter que heureusement qu'il existe des chaines de televisions (etrangeres malheureusement) qui nous proposent ce genre de debats qui nous concernent nous autres citoyens du "monde arabe". Si seulement l'experience pourrait se repeter un peu souvent (et tan pis pour les montages, formatages et les uniformisations... Les gens ne sont pas aussi dupes qu'on veulent nous le faire croire...

Takkou a dit…

@ le pote : merci pour la publicité. Juste une remarque. Dans mon article j'ai dit que je ne suis pas un vrai inconditionnel de l'emission sauf si le sujet m'interesse.

M.o.u.l.i.n a dit…

@Takkou: J'avais pas compris que notre pote parlait de ton blog (errances). J'ai donc lu ton post, il est excellent.

Sinon, c'est tout à fait aberrant que nous assistions à un débat en français, tard la nuit entre un égyptien et un tunisien, débattant de questions philosophiques et religieuses.

Il ne faut pas rêver, ce ne sera pas demain sur nos médias grand public, je n'en demande pas tant. Mes les universités, c'est fait pour les chiens? On organise des conférences à la pelle en Tunisie, mais qui sont loin de ces sujets ö combien vitaux.

Bienvenue.

Anonyme a dit…

ramadan, il est concret, coherant et argumente avec intelligence. si tous les penseurs occidentaux qui discutent avec lui n'arrivent pas à prendre le dessus c'est qu'il a raison doublé d'un don;)


M.O.U.L.I.N;) don quichottte qui se bat contre les moulins...serventes qui rentre apres 15 ans de servitude à tunis, il rentre dans son espagne fraichement reconquise , il traverse une andalousie en ruine mise a feu et a sang!

c'est ce que m'inspire ton pseudo! on se bat tous contre nos décheance!

merci de ton passage, je sais t'as raison dans ton commentaire, ce genre de situations arrivent souvent c'est anodin mais que la personne en face, que je considerai comme quelqu'un de particulier, que je respectai, me tient un discours aussi lamentable, me deçoit!
enlever ou pas ma casquette c'est un detail mais ce qu'il m'a sorti comme arguments et comme betises c'etait vraiment deplorable. je n'ai mis sur mon blog que deux phrases de noute discussion à se tirer une balle dans la tete!

M.o.u.l.i.n a dit…

Merci pour ton passage Adib et pour ta belle introduction :-)

Comme je te l'ai dit, je comprends tout à fait ton sentiment. Et ce que tu as rapporté de votre discussion est effectivement surréaliste. J'ai trouvé juste le propos un tantillet injuste, d'autant plus que je connais un peu le milieu de la scène et je peux te dire que ce projet est de loin le plus courageux de tous.

Comme tu le dis, il s'agit là d'un metteur en scène, d'un artiste donc et non d'un gérant de café, peut-être faut-il pour cela en accepter les névroses ... ou pas :-)