dimanche 18 novembre 2007

L'interview du président ... revisitée

Question - Le 7 novembre dernier, la Tunisie a célébré vos vingt ans de présidence. Quel bilan faites-vous de votre politique?

Réponse – Il y a vingt ans, j’ai succédé à un président élevé au rang de prophète par ses compatriotes. L’image de l’ex est tellement pesante que j’ai passé ces vingt ans à essayer de m’en défaire. Ce n’était pas une tâche facile, surtout pour quelqu’un comme moi. On s’extasie devant le prophète de l’Islam parce que, bien qu’analphabète, il a fait ce que les plus érudits n’ont pas réussi à faire. Pareillement, mon niveau d’éducation limité, que certains croient être une tare est pour moi un motif additionnel de fierté, puisque j’ai réussi à me maintenir en place, et avec un certain succès, là où d’autres se sont cassés les dents. Vous savez, ce que ressent un souverain ne peut être compris de ces masses d’opposants que vous voyez aboyer un peu partout. Au bout de quelques années de règne, on finit par être convaincu de notre destinée exceptionnelle, qu’il s’agit là de notre place naturelle. On ne gouverne plus au delà de dix ans, on dure et on essaie de rentrer dans l’Histoire. Le bilan de ma politique doit être vu à cette aune là : l’histoire d’une aventure personnelle.

L’économie tunisienne est, dit-on, en bonne santé. Quels sont les grands axes de votre action économique?

Vous savez, un problème contraint est largement plus simple à résoudre qu’un problème libre. Je m’explique. Nos contraintes sont considérables: petit pays, petite population, sous-développement, absence de ressources naturelles... Notre politique économique est de ce fait facile à bâtir. De par notre situation géographique et historique, nous dépendons de nos voisins en termes énergétiques, de l’Europe en termes technologiques et commerciaux et des institutions internationales en termes financiers. Il se trouve que ces entités dont nous dépendons ont une vision claire et convergente des mesures économiques à prendre : libéralisation de l’économie, privatisation des entreprises publiques, financiarisation du marché économique, remise à niveau de la main d’œuvre et relâchement des barrières douanières. Il s’agit simplement pour nous de mettre en œuvre ces recommandations. Et ce qui est intéressant, c’est que ces dépendances économiques dessinent d’ores et déjà la politique extérieure et intérieure du pays.

La Tunisie a toujours été une terre d’accueil et de tolérance à l’égard des étrangers. Elle est pourtant critiquée pour la lente libéralisation de sa vie politique.

Il faut bien comprendre une chose. Il y a vingt ans, j’ai pris seul le risque de tenter un putsch. J’ai fait un pari lourd, j’ai gagné. De quel droit est-ce que ces «opposants» viendraient-ils maintenant crier à la libéralisation de la vie politique? Pourquoi le ferais-je? Quelle légitimité ont-ils? Moi, je n’ai certes pas la légitimité des urnes, mais au moins j’ai la légitimité des burnes (rires). J’estime qu’ils doivent se satisfaire de ce que je leur donne. Vingt pour cent des sièges de députés réservés à d’autres partis, c’est pas mal! Surtout que rien ne m’obligeait à les leur offrir ces siéges. Rendez-vous compte, j’ai laissé des personnes mettre leur trombine sur des affiches et de briguer la présidence en concurrence avec moi, je ne vais quand même pas faire croire qu’ils peuvent gagner! Ce serait même plus mesquin d’afficher des 60% ou 65% de score aux élections. Au moins, avec plus de 90%, je suis honnête, puisque je ne fais pas croire les gens à de vraies élections.

Comment expliquez-vous que l’on parle de la Tunisie comme d’un Etat policier?

Contrairement à ce que vous pensez, c’est un qualificatif flatteur. En fait, le nombre officiel de policiers n’est pas aberrant par rapport à la population. Si on parle d’un Etat policier, c’est qu’on a réussi à faire de nos citoyens des relais à notre police. Chaque tunisien dispose d’un policier qui le surveille et surveille ses voisins : lui-même. Le manque de confiance des tunisiens entre eux, la peur d’être mis sur la sellette, de sortir des sentiers battus… tout cela participe à l’intériorisation de la répression dans les esprits des citoyens. Pour un grand média comme vous dont l’objectif est de parler, convaincre et influencer ses lecteurs, avouez que c’est un coup de maître (rires)

On dit aussi que les droits de l’homme y sont bafoués?

Oui oui, mais cela fait partie du plan de communication : comment voulez-vous que les gens aient peur et deviennent tous policés? Il faut qu’ils soient convaincus qu’en face, c’est des crapules qui ne reculent devant rien. Vous voulez faire peur aux gens en étant respectueux des droits de l’homme? Laissez-moi rire. D’ailleurs, nos amis américains l’ont bien compris : arrestations arbitraires, lecture subjective de la convention de Genève, prison de Guantanamo… Les musulmans d’Amérique ne mouftent plus si vous avez remarqué, ils se voient tous en combinaison orange (rires)… c’est de l’art.

Le statut de la femme est l’un des points forts de votre réflexion. Pouvez-vous évoquer cette politique d’émancipation?

Ma réflexion? Vous virez un peu lèche-bottes là, non? (rires). Bon, pour être sérieux, dans les textes tout était joué depuis 1957, et le terrain a été bien déblayé avant que je ne sois là. J’ai quand même le mérite de ne pas avoir touché au statut de la femme, ni en bien, ni en mal. Mais la femme a un problème : elle ne sait pas qu’elle a un statut enviable de ses voisins. Alors, pour le lui rappeler, nous faisons quelques campagnes de sensibilisation à coup d’arrachage de voile et de violences policières pour qu’elle comprenne bien qu’elle est libre, ce qu’elle a tendance à oublier. Mais liberté de veut pas dire déchéance, ainsi nous organisons également des campagnes contre les maisons closes clandestines et contre le racolage passif. C’est cette politique de stop & go qui donne le tournis à nos femmes et à toute la société, et qui participe à l’illisibilité de notre politique, ce qui augmente la peur de l’arbitraire de la part de nos citoyens et les oblige à se tenir à carreaux. Tout se tient.

Votre lutte contre le fondamentalisme a jusqu’ici été couronnée de succès. Quels enseignements pouvez-vous nous livrer - à l’usage de l’Occident comme de l’Orient? Le fondamentalisme demeure-t-il malgré tout une menace?

Si j’ai un message à faire passer à l’occident c’est: «stupeur et tremblements» (rires). Mais pour ça, il faut avoir l’audace d’outrepasser les droits de l’homme. Si vous voulez éradiquer le risque d’attentats, ne faites pas dans la nuance: arrestations à la pelle, peines exemplaires et terrorisme intellectuel. Je ne sais pas si le fondamentalisme est une menace, mais même s’il ne l’était pas, il faut qu’on croit qu’il l’est, c’est une partie intégrante du plan de communication.

Les Etats-Unis peinent à maîtriser le chaos qu’ils ont provoqué en Irak. Que faut-il penser de la politique étrangère de George Bush?

Ils sont venus se ravitailler en énergie fossile, ils feront leurs emplettes et partiront. Ne soyons pas injustes, quelques millions de morts, c’est pas grand chose à l’échelle de l’univers.

Et au Moyen-Orient?

Vous arrêtez avec vos questions internationales? Vous croyez que ça intéresse qui ma vision du monde? Allez, pour ne pas vous vexer, je veux la paix dans le monde.

Où en sont les relations entre la France et la Tunisie, notamment avec l’arrivée d’un nouveau Président en France? Pourquoi cette différence de ton entre une classe politique française conciliante et une presse française très critique?

J’ai vu le p’tit Sarko à l’œuvre dans le ministère de l’intérieur, une merveille, il m’a rappelé ma jeunesse. Sur la relation entre la France et la Tunisie, il n’y a pas grand chose à dire en réalité. Le deal depuis toujours c’est : vous ne me faites pas chier sur les droits de l’homme et j’achète vos produits, j’accepte les renvois de clandestins tunisiens, et j’accepte vos projets sans discussion. Pour votre presse qui me chie dans les bottes, vos journaux font ça trois fois par an à l’occasion des fêtes nationales, c’est pas si grave. De toutes les manières, je leur ai fermé les frontières, alors qu’ils causent à l’attention des quelques immigrés tunisiens, pour lesquels d’ailleurs je ne vois pas de raison pour laquelle ils rentreraient. De toutes les manières, tant que le Figaro m’est acquis… (rires)

Comment appréciez-vous L’Union de la Méditerranée?

C’est une coquille vide pour amadouer les turcs. J’ai applaudi des deux mains parce que de toutes les manières ça ne changera rien à la situation de la région. On n’est pas foutu de nous coordonner avec les algériens et les marocains, alors travailler avec tous les pays de la méditerranée, c’est comique. Mais bon, je n’ai rien dit à Sarko, il est susceptible.

Est-il exact que, comme le roi Abdallah de Jordanie, vous allez en ville en voiture pour prendre la température?

Au début oui, du temps des visites surprise et tout ça. Ca n’a l’air de rien, mais des rumeurs comme celle-là vous donnent des airs de souverain grand et sage. Mais maintenant, ça ne m’amuse plus, je n’en vois plus l’intérêt.

En vingt ans de gouvernance, avez-vous un regret?

Oui, j’aurais dû me teindre les cheveux avant le putsch.